Jacques Lévy remporte le Prix Vautrin-Lud 2018

Jacques Levy

Jacques Lévy remporte le Prix Vautrin-Lud 2018

Jacques Lévy est le lauréat du Prix Vautrin-Lud 2018, le prix Nobel de géographie. Professeur honoraire à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne depuis 2017, où il a enseigné durant treize ans, il poursuit sa carrière à l’Université de Reims Champagne-Ardenne et au sein de l’association Chôros et vient de faire paraître un nouvel ouvrage.

Le prix Vautrin-Lud sera remis à Jacques Lévy le samedi 6 octobre dans le cadre du Festival international de géographie, organisé les 5, 6 et 7 octobre 2018, à Saint-Dié-des-Vosges, en Lorraine. La communauté scientifique désigne ce prix fondé en 1991 comme le «prix Nobel de géographie» en raison de ses critères stricts de sélection et de l’organisation du jury, calquée sur son modèle scientifique.

«Ce prix me fait plaisir. Mais avec moi, ce sont aussi les dizaines personnes avec lesquelles j’ai travaillé durant toutes ces années qui le reçoivent. J’estime avoir réalisé les travaux les plus importants de mon parcours grâce à ces échanges» indique le lauréat dont l’espace politique, la ville, la mondialisation, la cartographie et la justice spatiale sont les thèmes de prédilection.

A l’âge de 8 ans, Jacques Lévy a été contraint à rester au lit de longues journées à la suite d’une hépatite. Il tombe alors par hasard sur un atlas qui le plonge dans un autre univers, une «rêverie cartographique» inespérée face à l’immense ennui de son quotidien d’alors. Il considère aujourd’hui cette expérience comme étant à l’origine de sa vocation de géographe.

Né à Paris en 1952, Jacques Lévy entre à l’École normale supérieure de Cachan au début des années 1970. Il est agrégé de géographie en 1974 et fonde en 1975 la revue EspacesTemps (aujourd’hui EspacesTemps.net) avec plusieurs camarades d’études, dont le géographe Christian Grataloup. «Notre objectif était d’abaisser les barrières entre les sciences sociales, la philosophie, la géographie et l’histoire», commente Jacques Lévy. Ce dernier enseigne alors en parallèle la géographie en Seine-Saint-Denis dans des classes du secondaire difficiles. Une expérience formatrice qui le mènera à s’intéresser à la didactique, aux enjeux sociaux de la connaissance et à prendre conscience de la nécessité de clarifier le vocabulaire théorique de son domaine d’étude.

De 1984 à 1993, Jacques Lévy est chercheur au CNRS où il termine son doctorat d’Etat. De 1993 à 2004, il occupe le poste de professeur aux universités de Reims et, de 1989 à 2007, de maître de conférences et de professeur à l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences Po). Il est nommé professeur ordinaire d’urbanisme et de géographie à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) en 2004 et y fonde le Laboratoire Chôros. En 2017, il obtient le titre de professeur honoraire de l’EPFL et crée avec plusieurs collègues, dont d’anciens chercheurs de son laboratoire le «rhizome» Chôros, qui regroupe une trentaine de chercheurs venus surtout de Suisse, de France et d’Italie.

Cette structure non-institutionnelle de «science citoyenne», comme l’indique son manifeste, vise à prolonger l’esprit du laboratoire fondé à l’EPFL et fermé en 2017. «Nous souhaitons apporter des contributions théoriques à des problèmes contemporains tels que la migration ou la justice. Notre but est de donner des outils de réflexion aux citoyens pour qu’ils se sentent plus libres dans leur prise de décision. Un municipal n’a pas forcément le temps de lire Kant, par exemple. Nous, en revanche, nous lisons Kant - et d’autres - et pouvons donc lui faire profiter de son utilité», explique Jacques Lévy. En parallèle, le géographe enseigne l’urbanisme et la géographie politique à l’Université de Reims. A Lausanne, Jacques Lévy a été directeur de la collection «L’Espace en société» aux Presses polytechniques et universitaires romandes (PPUR). Il a été nominé au «Grand prix de l’urbanisme» en 2017.

L’œuvre de Jacques Lévy est foisonnante et ne se résume pas aisément en quelques lignes. De grands axes se dessinent toutefois à travers ses publications les plus citées, parues en son nom ou en collectif.

Le géographe consacre ses premières années de recherche à proposer une rénovation épistémologique de la géographie, grâce à un vocabulaire clair sur lequel il échafaudera par la suite ses travaux. «La géographie francophone avait renoncé à créer des concepts et à se mettre d’accord, par exemple, sur la simple définition de ce qu’est un «lieu». J’ai donc souhaité donner des définitions précises à chaque notion, un peu comme en mathématiques». Ce travail méticuleux trouve sa synthèse dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (Belin). Il co-dirige cet ouvrage de référence avec le géographe Michel Lussault. Le dictionnaire paraît en 2003 et est réédité et augmenté en 2013.

Avant cela, Jacques Lévy publie en 1991 Le monde: espaces et systèmes (Les Presses de Sciences Po), devenu depuis un classique. L’ouvrage offre une première réflexion sur la mondialisation et ses conséquences sur la notion d’espace, en reliant la géographie aux sciences sociales. En 1994, L'espace légitime. Sur la dimension géographique de la fonction politique (Les Presses de Sciences Po) se profile comme un plaidoyer démontrant l'importance de relier la géographie au social, notamment au travers de réflexions sur les cartes électorales françaises et sur la ville.

En 1999, Le tournant géographique. Penser l'espace pour lire le monde (Belin), introduit une géographie renouvelée, qui défend l’action sur la ville, sur l'aménagement, le monde et l’action politique. Confrontant toujours plus son domaine de prédilection à d’autres disciplines, Jacques Lévy s’intéresse dès 2005 au potentiel du numérique pour la géographie. Il publie en 2016 A Cartographic turn (EPFL Press), dans lequel il plaide pour un travail étroit entre la géographie et l’informatique, notamment à travers le traitement de données. Il y présente des cartes d’un genre nouveau, les cartogrammes. Ceux-ci visent à montrer le poids réel des villes dans le monde et représenter l’interconnexion d’une société mondialisée.

Le chercheur se fonde sur le logiciel de cartographie Scapetoad, en libre accès, qu’il a développé en 2008 grâce à un projet de recherche du Fonds national suisse de la recherche scientifique. «La mondialisation a mis en échec la carte euclidienne traditionnelle de représentation du monde, où la taille immense des océans prédominaient. Les réseaux, les liens entre les gens créent de nouveaux territoires, bien plus que les frontières d’un pays. Une carte du Monde produite par Facebook nous montre par exemple la trame géographique de la planète en représentant simplement les relations interpersonnelles», explique le chercheur.

Le 3 octobre est paru Théorie de la justice spatiale (Odile Jacob). Jacques Lévy y figure comme auteur aux côtés de deux anciens doctorants de son laboratoire de l’EPFL, Jean-Nicolas Fauchille et Ana Póvoas, aujourd’hui membres de l’association Chôros. L’ouvrage ouvre un nouveau champ de recherche autour de la géographie et de la justice. Son contenu souhaite démonter des idées reçues sur l’abandon des territoires périurbains, la redistribution de l’argent public et le rôle des «bobos» dans la mixité sociale. De quoi prouver à nouveau l’ancrage du géographe dans son époque qu’il passe au crible de multiples filtres disciplinaires, avec toujours la géographie comme fil conducteur.

Son nouveau champ d’expérimentation? L’art et la science. De 2009 à 2010, le projet de recherche mené à l’EPFL Cosmographies. Sources et ressources pour la cartographie contemporaine a mis en relation des cartes historiques à celles produites par des artistes contemporains ces vingt dernières années. En 2013, Jacques Lévy poste sur internet le film scientifique développé à l’EPFL Urbanité/s (disponible sur vimeo) et, en 2015, Thinking places, une série de neuf films qui explorent des lieux du monde à travers l’un de ses chercheurs (disponibles sur vimeo). «Les artistes contemporains nous inspirent, nous géographes. Ils explorent depuis une dizaine d’années l’espace individuel, notamment leurs propres déplacements. Je souhaite apporter un complément scientifique à leurs travaux avec l’idée de problématiser les nouvelles questions qu’ils révèlent», souligne le géographe qui projette déjà d’explorer les langages de la danse contemporaine en collaborant avec une chorégraphe.

A propos de Jacques Lévy…

«La géographie s’est imposée comme la science de la ville en combinant trois approches: d’abord une théorie de l’espace social qui dépasse la définition empirique que cette discipline s’était longtemps donnée de ses objets au profit d’une étude méthodique de l’expression spatiale des rapports sociaux ; ensuite, un dialogue renforcé, non plus seulement avec cette vieille complice qu’était l’histoire, mais avec toutes les autres sciences sociales, de la sociologie à l’économie en passant par les sciences politiques et l’anthropologie; enfin un engagement décidé dans la politique de la ville par l’intermédiaire des recherches en urbanisme et en aménagement du territoire. Jacques Lévy a été le pionnier de ce renouveau et l’une des figures centrales de son accomplissement.»

Philippe Descola, Collège de France, Paris, France

«Je connais Jacques Lévy depuis longtemps et j'ai eu l'occasion de l'apprécier sous le profil professionnel et humain. La vaste culture moderne et classique ainsi que les connaissances linguistiques qu’il possède lui permettent de saisir les diversités sociales du monde contemporain. Ses études sur la ville et sur la mondialisation sont bien connues en Italie, où il figure parmi les géographes les plus innovants et visionnaires. Les expérimentations cartographiques qu’il a menées au Laboratoire Chôros de l'EPFL sont en train de révolutionner le rôle de la représentation cartographique pour la compréhension de la mobilité et du dynamisme social. J'apprécie aussi son humanité et sa sensibilité. Avec intelligence, il saisit les aspects les plus profonds de l'autre et, avec ironie et légèreté, il les joue en créant une profonde empathie. Je crois que l'attribution du Prix Vautrin-Lud est la reconnaissance adéquate et due au chercheur et à l'homme qui a bien compris le monde et ses habitants.»

Emanuela Casti, Professeure de géographie, Università degli Studi di Bergamo, Italie

"It is a pleasure to learn that the Prix Vautrin-Lud for this year has been awarded to Jacques Levy. I have known of Jacques and his original research and writing in urban and political geography for many years. He is a worthy recipient of this honor not least because of his dazzlingly innovative cartographic work and his role in encouraging new ideas about place and the production of knowledge. I have enjoyed working with Jacques on a number of occasions, so I can also attest to his skeptical wisdom tempered by wit and humanity. I can think of few other contemporary geographers who have had the impact on my own work that I would attribute to Jacques."

John Agnew, Professor of Geography and Italian, UCLA, Los Angeles, Etats-Unis

«Le Monde n’a pas d’ennemi, il a des problèmes». Combien de conférences ou des cours ai-je conclu par cette citation de Jacques Lévy, accompagnée d’images de Martiens? Je ne le sais plus depuis longtemps. Cet aphorisme intègre sa réflexion sur l’émergence d’une société mondiale, autant qu’un dialogue permanent avec l’ensemble des études du social, démarches dont nous débattions avec une rage juvénile, en nous cognant aux vieilles épistémologies, de la géographie comme d’autres disciplines, au début des années 1970 et qui déboucha sur la création de la revue EspacesTemps. S’il y a un regret que je n’ai pas eu dans ma vie professionnelle, ce fut bien de n’avoir jamais cessé cet apprentissage constant par la confrontation avec la pensée, écrite, dite et débattue de Jacques. Merci à lui.»

Christian Grataloup, géographe, professeur émérite à l'Université Paris Diderot

«Ce que la géographie doit à Jacques Lévy? La preuve que l’espace, à toutes ses échelles, du corps au Monde, est politique, toujours-déjà en jeu dans les relations de pouvoir. Ce que les sciences sociales doivent à Jacques Lévy? La preuve que l’idée d’une compréhension des sociétés contemporaines sans prise en compte de leur dimension spatiale est une impasse — trop souvent empruntée hélas. Ce que les géographes doivent à Jacques Lévy? La preuve que le débat théorique et conceptuel, fût-il rude, est indispensable à la dynamique des savoirs et au décloisonnement des pensées.»

Michel Lussault, géographe, Professeur d'études urbaines à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon

«La présence de Jacques Lévy dans notre école a laissé des traces importantes. Sa contribution fondamentale aux rapports entre géographie et sciences sociales, et plus particulièrement entre géographie et architecture, est la réflexion constante sur la notion d'espace – une réflexion fondamentale pour ces deux disciplines. La nécessité de se référer constamment au concept de lieu plutôt qu'à celui d'espace a constitué le terrain fertile d'un échange continu avec la discipline architecturale, tant au niveau pédagogique qu'au niveau de la recherche. "Penser l'espace" est d'ailleurs le titre des séminaires doctoraux auxquels j'ai eu le plaisir de participer, en y découvrant chaque fois des thématiques nouvelles. À ce titre, la leçon de Jacques Lévy pourrait se résumer à ce qu'il aepfl écrit dans son important "Le tournant géographique" : "L'esprit des lieux – ce qui fait qu'un espace est à la fois semblable et distinct d'un autre espace – n'est ni un fantasme, ni une spiritualité irréductible, il existe. S'exercer à le voir, l'apprivoiser, le penser.»

Luca Ortelli, architecte, Professeur ordinaire, directeur du Laboratoire de construction et conservation, EPFL, Suisse