AXE 3 - Normes et pratiques religieuses

- Normes, religion et élites urbaines -


Description

A la croisée de l’histoire religieuse, de l’histoire culturelle, de l’histoire sociale, de l’histoire urbaine et de l’histoire des minorités, cet axe de recherche permettra de fédérer les travaux de plusieurs chercheurs du CERHIC (Bertrand Goujon, Catherine Nicault, Véronique Beaulande, Bruno Restif, Frédéric Gugelot), à travers une thématique à la fois circonscrite et ouverte qui peut être déclinée pour l’ensemble des périodes historiques représentées dans le laboratoire. Il offre par ailleurs l’opportunité d’engager des collaborations avec d’autres universités de la région parisienne et du grand quart Nord-Est (Nancy, Metz, Strasbourg, Arras).

En dépit de son évidence, le thème proposé reste incomplètement traité. D’une part, la longue prédominance historiographique de l’histoire de l’Eglise s’est faite sans prendre systématiquement en compte l’ensemble des individus et des groupes sociaux qui la composent et qui l’animent. D’autre part, la priorité accordée dans les années 1970-1980 par les historiens du religieux à la « religion populaire » a fait passer celle des élites au second plan au profit d’une histoire religieuse « d’en bas ». Quant aux spécialistes d’histoire sociale qui se sont penchés sur les élites, ils n’ont pas mis, loin s’en faut, la question du religieux au centre de leurs analyses : en témoigne le sous-titre de L’Histoire des élites en France du XVIeau XXesiècle : « L'honneur - le mérite - l'argent », publiée en 1991 par Guy Chaussinand-Nogaret, Jean-Marie Constant , Catherine Durandin et Arlette Jouanna. Enfin, s’il ne s’agit pas, bien évidemment, de s’enfermer dans le terrain régional champenois, celui-ci n’offre pas moins de belles perspectives, ce qui permet notamment d'envisager de proposer des sujets de master s'intégrant à cette problématique.

En incluant l’ensemble des cultes et en envisageant la notion d’élites à toutes les échelles (c’est-à-dire en prenant en compte des notabilités d’envergure paroissiale, citadine, provinciale ou nationale), de nombreuses pistes peuvent être envisagées :

-le recrutement et les réseaux sociaux des élites religieuses urbaines. Pour le Moyen Âge, on pense bien sûr à la question du recrutement canonial (chapitres cathédraux, mais aussi collégiales), des officiers épiscopaux (officiaux, vicaires généraux), dans la lignée des travaux initiés par l'équipe des Fasti ecclesiae gallicanae. Mais cette étude peut être menée jusqu'à l'époque contemporaine, pour laquelle, si des prosopographies de l’épiscopat concordataire et post-concordataire existent déjà ou sont à paraître (dont Dominique-Marie Dauzet et Frédéric Le Moigne (dir.), Dictionnaire des évêques de France au XX° siècle, Cerf, à paraître en octobre 2010, dans lequel Frédéric Gugelot est l’auteur des notices consacrées à Louis-Henri Luçon et Louis Marmottin), la nébuleuse des vicaires généraux et des chapitres de chanoines reste en revanche assez méconnue. Les monastères urbains peuvent également offrir un champ d'études intéressant, du Moyen Âge jusqu'à l'époque moderne. L'implication des élites dans les congrégations du XIXe siècle est également un sujet de réflexion possible.

Cette piste pourrait paraître, a priori, moins riche de potentialités pour les cultes minoritaires, organisés sur un mode très différent et, d’une façon générale, beaucoup plus simple et plus légère (pas de clergé régulier notamment). Il existe certes déjà un Dictionnaire biographique des rabbins et autres ministres du culte israélite. France et Algérie, du Grand Sanhédrin (1807) à la loi de Séparation, paru en 2007 (Jean-Philippe Chaumont et Monique Lévy, Paris, Berg International Editeurs), Catherine Nicault ayant assumé la direction de cette publication dans le cadre d’une collaboration entre les Archives Nationales (Section XIXe siècle) et la Commission française des archives juives (certaines informations concernant le personnel du culte israélite dans l’Aube et dans la Marne ont été fournies par des Masters réalisés à l’Université de Reims sous sa direction). Néanmoins, on envisagera un concours à l’élaboration du second tome, actuellement en préparation, pour la première moitié du XXe siècle, notamment sur les années 1950 et 1960, à l’époque où se reconstituent les communautés dévastées par la Shoah. Dans la même perspective, le quadriennal sera l’occasion de lancer, notamment sur le plan régional, des recherches sur le personnel des cultes protestants.

-le rapport des élites urbaines au religieux, notamment quand elles ont part au pouvoir politique dans la cité, avec leur participation au fonctionnement du culte, et, par exemple, le soutien à la construction ou à la réparation des lieux de culte (ce qui intéresse l'histoire de l'art), à une communauté, à une pratique de dévotion collective... Sur ce plan, les cultes minoritaires sont organisés à l’époque contemporaine en France sur la base de consistoires associant des « religieux » (pour faire simple) à des notables « laïques » qui ont une voix prédominante, en tout cas en ce qui concerne les consistoires israélites. Il importerait de mieux connaître les membres et le fonctionnement de ces consistoires.

-la place du facteur religieux dans les pratiques économiques et sociales des élites. On pense par exemple à la question de l’implication des élites urbaines dans les organisations charitables confessionnelles : lien avec les aumôneries des monastères, avec les Hôtels-Dieu, pour la période médiévale ; pour les périodes modernes et contemporaines : la Société de Saint-Vincent de Paul (récemment étudiée pour Paris par Mathieu Brejon de Lavergnée), les Petites Sœurs des Pauvres, le comité libre de charité, les réseaux des hommes d’œuvres et des dames patronnesses ; le paternalisme social du patronat catholique (autour de la figure de Léon Harmel) et d’encadrement des structures corporatives. Ce thème est complémentaire de l’étude des formes de pratiques charitables des élites sociales déjà engagée par Bertrand Goujon dans les sociétés rurales du XIXe siècle (e.g., « Re-inventing Seigniorial Charity in 19th Century Europe. The Example of the Dukes and Princes of Arenberg », dans : Inga Brandes et Katrin Marx-Jaskulski, éd., Armenfürsorge und Wohltätigkeit. Ländliche Gesellschaften in Europa, 1850-1930 / Poor Relief and Charity. Rural Societies in Europe, 1850-1930, Francfort/Berlin/Berne/Bruxelles/New York/Oxford/Vienne, Peter Lang, 2008, p. 187-200). Pour la période contemporaine, il sera intéressant de travailler sur le thème de la philanthropie qui, au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, est à la fois une pratique sociale recoupant les clivages confessionnels et un lieu possible de rencontre et d’échange pour des membres de l’élite citadine relevant des différents cultes.

-les expressions (publiques et privées) de piété spécifiques aux élites et leur articulation avec la « religion populaire ». On pense en particulier aux réseaux confraternels (étudiés pour la Champagne moderne par Stefano Simiz), pratiques pérégrines, dévotions spécifiques... Pour l'époque médiévale, une étude des testaments des chanoines pourra donner des éléments importants ; pour l'époque contemporaine, il est possible d'approcher la piété quotidienne de la bourgeoisie et de la noblesse résidant en ville (Voir notamment à cet égard : Bertrand GOUJON, « Gender, Family Life and Religious Identity: Faith in 19th Century Ultramontane Aristocracy » (actes du colloque Households of Faith. Domesticity and Religionorganisé au KADOC de Louvain les 4, 5 et 6 septembre 2008, à paraître aux presses du KADOC fin 2010), ainsi que des pratiques plus exceptionnelles comme les pèlerinages, en particulier les pèlerinages lointains, à Rome et en Terre Sainte, organisés notamment par les pères Assomptionnistes à partir des années 1880. Ainsi, le pèlerinage en Terre sainte, en particulier, est encore peu étudié (Cf. quelques pages sur ce thème dans J. Chelini et H. Branthomme, Les Chemins de Dieu. Histoire des pèlerinages chrétiens des origines à nos jours, Paris, Hachette, 1982, p. 339 sq.; et quelques articles : Bertrand Lamure, « Le premier pèlerinage populaire de pénitence en Terre sainte : l’ultime croisade », Bulletin du Centre de recherche français de Jérusalem, 14, printemps 2004, pp. 9-34 ; Catherine Nicault, « Foi et politique : les pèlerinages français en Terre sainte (1850-1914 », in De Bonaparte à Balfour. La France, l’Europe occidentale et la Palestine, 1797-1917, sous la direction de Dominique Trimbur et Ran Aaronsohn, Paris, CNRS Editions, 2001, pp. 295-324 ; id., « Les pèlerinages catholiques « modernes » en Terre Sainte (1850-1914). L’alliance de la foi et de la modernité au service de l’Eglise et de la Patrie », in Passion de la découverte, culture de l’échange. Mélanges offerts à Nicole Moine et Claire Prévotat, Textes réunis par Frédéric Gugelot et Bruno Maes, introduction de Franck Collard, Langres, Editions Dominique Guéniot, 2006, pp. 256 -279).

-enfin, le rôle des élites dans l’animation des débats religieux et théologiques de leur temps. Ici, le champ des possibles est vaste, de la question de l'implication des élites dans l'institution ecclésiale à celle des pratiques dévotionnelles, ou de leur refus (pour l'époque contemporaine notamment), en passant par la lecture des pratiques économiques, sociales, politiques, dans leur dimension religieuse, une telle thématique permet des réflexions sur la longue durée et au croisement de plusieurs approches.

La mise en oeuvre de ce thème se fera de la manière suivante, trois étapes paraissant souhaitables :

-tout d’abord, une journée d’études consacrée aux aspects méthodologiques (1. « Qu’est-ce qu’une élite religieuse ?», la question devant naturellement être déclinée suivant les époques et les confessions. 2. Où placer le seuil d’appartenance ou non à cette élite ?), ainsi qu’à la question des sources.

-ensuite, un premier chantier pouvant donner lieu à une autre journée d’études ou à un colloque sur la prosopographie des élites religieuses.

-enfin, un second chantier sur les piétés des élites sociales et d’une façon générale de leur rapport au religieux, les thèmes suivants ayant vocation à être développés : les confréries (B. Maes), le Purgatoire (J.-F. Cuchet), les « pèlerinages de pénitence » en Terre Sainte pour les élites catholiques (C. Nicault), mais aussi la perte de la foi et de la piété dans leurs rangs depuis le XVIIIe siècle, voire le XVIIe siècle (question, entre autres, du « respect humain »), la « déchristianisation » et la « sécularisation » entraînant néanmoins des phénomènes de retour au religieux, notamment dans les élites intellectuelles (on se reportera sur ce point à Frédéric Gugelot, « Engagement des intellectuels catholiques », dans Bruno Duriez, Étienne Fouilloux, Denis Pelletier et Nathalie Viet-Depaule, Les catholiques dans la République 1905-2005, Les Éditions de l’Atelier, 2005, p.91-101, ainsi que « Intellectuels chrétiens en France » et « Littérature française d’inspiration chrétienne » dans Jean-Christophe Attias et Esther Benbassa (dir.), Des cultures et des dieux, Fayard, 2007, p.201-209). Par ailleurs, la piété des élites juives est un domaine assez largement étudié pour les époques médiévale et moderne, mais beaucoup moins pour la période postérieure à l’Emancipation, alors que s’exerce à plein l’influence des rites et de la piété du culte majoritaire catholique sur la piété juive. Jusqu’à quel point et sous quelles formes cette dernière en est-elle marquée, en dehors même de la question de la conversion, qui n’a jamais pris en France la proportion qu’elle a pu prendre en Allemagne ? C’est surtout le thème de la perte de la foi et de l’abandon des pratiques ancestrales qui domine en fait à l’époque contemporaine l’histoire du rapport des élites juives à une religion censée les définir en tant que groupe. Dans quelle mesure entraîne-t-elle leur « déjudaïsation » ? On retrouvera là la problématique du « bricolage religieux » chère à Danièle Hervieu-Léger comme celle de la laïcisation qui, dans le cas des Juifs, pose un problème identitaire, que ceux-ci ont réglé de diverses façons.

On ajoutera à ces questions la poursuite de la réflexion sur la cathédrale de Reims. La préparation du colloque d’octobre 2011 et la publication en novembre 2010 d’un gros ouvrage collectif dirigé par Patrick Demouy ont, en effet, permis d’identifier les thèmes sur lesquels portera la recherche des prochaines années :

-l’école et la bibliothèque du chapitre cathédral aux XIIe-XVe s. L’école cathédrale a été bien étudiée entre la fin du IXe s. et les années 1150, qui marquent une certaine éclipse sous l’effet de la concurrence parisienne. Réduite alors à un rayonnement provincial, l’institution ne disparaît pas pour autant et le chapitre accueille en son sein des maîtres de théologie formés dans la capitale, à l’instar d’Aubry de Humbert, l’archevêque qui a posé la première pierre en 1211. Le recrutement de Claire Angotti -dont la thèse a porté sur la bibliothèque de la Sorbonne- a été fait à dessein et permettra de compléter les travaux de Colette Jeudy (IRHT) et de reconstituer la culture des chanoines qui ont dirigé les programmes architecturaux et iconographiques.

-la musique et la liturgie propres. Le récolement des manuscrits musicaux médiévaux s’achève (Jean-François Goudesenne, IRHT), il reste à compléter la prosopographie des musiciens attachés à la cathédrale depuis la fondation de la maîtrise en 1285 jusqu’à la fin de l’Ancien Régime et à étudier les œuvres qui peuvent leur être attribuées. D’ores et déjà apparaissent des liens avec les foyers musicaux septentrionaux, le diocèse de Cambrai notamment. Une recherche sur la musique dans les cathédrales du Nord de la France et plus particulièrement sur les maîtrises est fort souhaitable.

-les problématiques de la restauration. Le centenaire du bombardement et de l’incendie de Notre-Dame de Reims en 1914 ne peut être oublié dans les commémorations qui se multiplieront en 2014. Le colloque de 2011 n’étudiant pas le monument au-delà du XVIIIe s., il faudra le compléter pour les XIXe-XXe en replaçant la restauration de la cathédrale dans un temps long, marqué par l’action du service des Monuments Historiques et l’évolution de sa « doctrine ». Le CERHIC s’associera aux manifestations pilotées par la DRAC de Champagne-Ardenne à l’occasion de la dernière tranche de travaux sur la façade.