AXE 1 - La fabrique de la norme

- Lieux de production des normes : l'école -


Description


Le deuxième lieu exploré sera l’école, sur le thème « Projets éducatifs et fabrique de la norme aux XVIe-XXe siècle » (participants : Philippe Buton, Frédérique Desbuissons, Tony Froissart, Bertrand Porot, Bruno Restif, Michel Tamine).

Poser la question des projets éducatifs comme producteurs de norme dans l’espace des sociétés modernes et contemporaines, c’est en premier lieu aborder la place que l’école prend dans ce qui émerge progressivement comme projet social d’éducation, entre les XVIe et XIXe siècles. Cette émergence prend corps dans un premier temps avec le développement d’un réseau scolaire (écoles tenues par les Frères des Ecoles chrétiennes, collèges des jésuites et des oratoriens, séminaires) qui inscrit entre le XVIe et le XVIIe siècle, dans le contexte des réformes religieuses, catholiques aussi bien que protestantes, l’exigence du savoir dans l’horizon du salut. Dans un second temps, la mise en place de systèmes d’instruction publique, dont le projet s’esquisse fortement avec la Révolution française, situe d’emblée la question de l’éducation (sociale, politique, civique) comme achèvement de leur ambition, tout en suscitant une réorientation du réseau précédent, l’école privée, confessionnelle ou non, disputant dès lors le terrain à l’école publique. L’école s’affirme ainsi comme un lieu privilégié d’appréhension du projet éducatif comme producteur de normes au sein des sociétés en ce qu’elle participe de cette production normative de deux manières. L’institution scolaire, dans ses structures éducatives, par les programmes qui s’y appliquent, par le discours qui est tenu ailleurs ou qu’elle-même tient sur ses propres finalités sociales, intellectuelles, culturelles, génère des formes élaborées de norme sociale touchant également les comportements individuels et collectifs. Dans le même temps, elle encourage, par l’organisation disciplinaire de son enseignement, l’affirmation du découpage disciplinaire du savoir scientifique, accompagnant ainsi l’émergence de discours disciplinaires structurés. Ainsi le développement de l’enseignement de l’histoire dans l’école républicaine ne peut-il se disjoindre de la formation de la profession historienne, de l’énoncé de normes disciplinaires, scientifiques et de la production d’un discours historique lui-même normalisé, au sens où il s’impose comme norme d’appréciation de la validité de la production de la connaissance historique. L’étude de l’institution scolaire comme lieu de fabrique de la norme se double donc de celle des disciplines d’enseignement (histoire, mais aussi français par exemple).

A côté de l’école, d’autres institutions, l’académie, le musée, le conservatoire par exemple, sont également porteuses de ce projet éducatif, à la fois lieux d’élaboration d’une normativité disciplinaire et lieux d’expression d’une norme sociale. Elles invitent ainsi à dépasser le cadre de l’institution scolaire, en dégageant des processus qui lui échappent en partie, se développent en dehors d’elle, de manière parallèle, tantôt complémentaire, tantôt concurrente, quitte à faire en certaines circonstances retour vers elle. Deux dimensions seront ici privilégiées : d’une part, la production de la norme langagière, dans sa double dimension disciplinaire et sociale ; d’autre part, la maîtrise du corps et des gestes. L’affirmation de la grammaire comme discipline, historiquement l’une des premières avec Port-Royal, le principe de l’orthographe, et la question corollaire de la faute et de son statut éducatif, relèvent de la première dimension, tout comme la question de la codification du langage musical, par exemple, lui aussi dans une double dimension disciplinaire et sociale. La seconde trouve son expression dans un ensemble de comportements qui traduisent la conscience d’une éducabilité sociale des individus : attention à la posture, codification du savoir-être par le savoir-vivre et le savoir-paraître, développement de la civilité. Cette question affleure aussi bien dans l’émergence d’une éducation physique, et dans ses relations complexes avec le sport, que dans l’éducation au geste instrumental en musique, ou encore à la prière.

Mais l’on ne saurait se restreindre aux seuls lieux institutionnels, quels qu’ils soient, tant il est vrai que l’une des caractéristiques de l’évolution des sociétés européennes depuis le XVIIIe siècle est l’émergence d’un espace public de réciprocité qui ne réserve pas aux seuls pouvoirs publics la capacité à énoncer et porter des projets de cette nature. L’extension de l’espace public par le jeu des institutions démocratiques favorise de fait la multiplication des lieux d’éducation producteurs de normes sociales, comprises de manière large : organisations syndicales, organismes liés à des partis politiques, associations diverses. Ainsi en va-t-il de l’éducation populaire, par exemple. Et ces formes de production de norme qui échappent à l’institution opposent de ce fait à celle-ci des formes de contestation qui passent par des conflits de norme, ce qui permet de retrouver le thème précédemment énoncé. Le lien entre normes éducatives, normes discursives et normes sociales est donc au cœur du projet, lequel invite enfin à faire toute sa place à la question du genre qui traverse les trois dimensions évoquées, scolaire, institutionnelle, associative.

L’exemple de l’histoire paraît particulièrement fécond et susceptible de s’inscrire également dans l’histoire régionale. Aborder la production du discours scolaire sur l’histoire comme producteur de normes invite, en effet, à suivre deux directions : tout d’abord, celle des normes sociales, dans la mesure où la mission civique de l’histoire est constitutive de cette discipline comme matière d’enseignement depuis la IIIe République ; ensuite, celle des normes discursives pour la discipline, puisque le discours historique des manuels ne saurait se comprendre hors de toute référence à l’épistémologie de l’histoire et à l’évolution des formes de production de la connaissance historique (cf. e.g., M. Deleplace, « Le récit comme accès à la connaissance historique. Réflexions didactiques sur le récit historique », Pratiques, no 133-134, juin 2007, p. 33-53). La Révolution française constitue ici un poste d’observation particulièrement pertinent (M. Deleplace, « Comment on enseigne la Révolution française. Quelques questions à l’écriture scolaire de l’histoire. », in De Cock Laurence et Picard Emmanuelle (éds.), La Fabrique scolaire de l’histoire, Marseille, Agone, « Passé Présent », 2009). Sur le plan des ressources régionales, ce chantier suppose une exploitation méthodique du riche fonds du Musée aubois d’histoire de l’éducation.

La mise en œuvre de ce projet s’articule autour de deux formes d’échanges et de réflexions :

d’une part, un séminaire interne ponctué par deux journées d’études portant l’une sur « L’histoire scolaire et l’élaboration d’une norme républicaine » (2012), l’autre sur «Les dimensions discursives et langagières de la production de norme » (2013).

D’autre part, un colloque portant sur « Normes éducatives, normes discursives, normes sociales, approches historiques XVIe-XXe siècle » (2014).