Les acquis de l'analyse du patrimoine
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Le patrimoine au cœur d’enjeux de société essentiels
De 1837, date du premier inventaire général en France des monuments historiques, à 1950, le nombre de ses monuments a été multiplié par 10 (Choay, 1999) mais le plus important est sans doute que la notion de patrimoine a été appliquée à des éléments de plus en plus variés et nombreux : architecture mineure, vernaculaire, industrielle, tissu urbain, sites, paysages, environnement, et enfin patrimoine culturel immatériel, jusqu'à inclure très récemment les patrimoines virtuels (sites Internet, animations 3D, jeux vidéo, ...) et cela par des institutions de plus en plus variées. Ce mouvement a culminé avec la définition par l’Unesco d’un patrimoine commun de l’humanité mais aussi avec l’énorme développement des politiques de patrimonialisation et de gestion des patrimoines existants, aboutissant à créer une lourde infrastructure administrative patrimoniale, nationale et internationale, et à multiplier les discours relatifs au patrimoine (Heinich, 2009), Jeudy (1990, 2001) n’hésitant pas à parler d’une inflation patrimoniale.
La conception qui fonde la création en 1790 de la Commission des monuments historiques pour recenser et préserver le patrimoine national, et met ainsi en avant pour la première fois dans un texte ‘officiel’ français le terme de patrimoine, est fondée sur l’idée que le passé lègue au présent des monuments et œuvres remarquables méritant d’être protégés et qu’ils sont désormais la propriété collective de la Nation. Le patrimoine est donc lié au passé et à la prise en compte explicite du temps.
La notion a été enrichie par le dépassement d’une conception naturaliste du patrimoine comme ensemble d’objets s’imposant d’eux-mêmes. Les théoriciens de la conservation, conservateurs, anthropologues, archéologues, ont mis en évidence le fait que les patrimoines n’étaient pas les résultats évidents du passé mais procédaient de constructions sociales et culturelles, particulièrement d’une lecture spécifique du passé destinée à ancrer des identités sociales, culturelles et politiques d’individus, de groupes, de lieux (Tunbridge et Ashworth, 1996 ; Harvey, 2008), « a way of knowing and seeing » (Holtorf, 2002, p. 2.6). Dès lors l’accent porte aussi sur les conflits de définition des patrimoines et de leurs contenus dans le cadre de la « dissonance » des patrimoines et de leur concurrence.
En même temps les patrimoines sont de plus en plus transformés en ressources à gérer, à consommer voire en moyens de production. Dès 1903, avec Aloïs Riegl, le patrimoine n’est plus conçu comme legs du passé à conserver et transmettre mais comme porteur de valeur, valeur qui sera d’abord conçue comme valeur sociale, essentiellement culturelle avant d’être, ensuite, également valeur économique. Le Solidarisme français (Bouglé, 1907 ; Bourgeois, 1902) développe, quant à lui, une approche de la société fondée sur l’existence d’un patrimoine social, chaque individu naissant dans une société qui lui permet de bénéficier d'un acquis social et culturel, c’est-à-dire d'un patrimoine, et propose d’étudier avec cette grille analytique les relations entre individus et société.
L’invention du patrimoine comme ressource à valeur économique, dans le contexte d’une marchandisation des rapports sociaux et d’une extension de la logique de valorisation de ressources agissant comme capital, étend la variété des patrimoines, qui deviennent individuels, d’entreprise, de secteurs, de territoires, ... en tant qu’ensembles, attachés à un titulaire (individu ou groupe) et exprimant sa spécificité, ensembles historiquement institués et territorialement situés d’avoirs construits et transmis par le passé, avoirs qui sont des actifs matériels, des actifs immatériels ou des institutions. Se multiplient les politiques de valorisation des patrimoines, qu’il s’agisse de patrimoines dits naturels, quand des ressources culturelles transforment des données naturelles en conditions de la production comme dans le cas des terroirs viti-vinicoles, ou de ressources patrimoniales immatérielles (des découvertes scientifiques et des innovations technologiques aux recettes de cuisine), comme les savoir-faire, les investissements de forme (de la construction du Champagne comme produit de luxe à la fixation d’un style de santons, d’un type de fromage, ou d’un style de couture), les réputations (via la griffe du couturier ou la marque de luxe).
Aujourd’hui de nouveaux enjeux patrimoniaux occupent le devant de la scène publique avec la prise de conscience de l’irréversibilité du temps. Le présent engage l’avenir et l’engage de façon irréversible (Jonas, 1979). La patrimonialisation tend à se déplacer de la valorisation de ressources formées par le passé et disponibles vers la patrimonialisation de ressources menacées et qu’il convient de préserver, de protéger, de conserver.
La possibilité et la nécessité d’approches pluridisciplinaires
L’analyse du patrimoine comme réalité multi-dimensionnelle suppose que toute recherche, même si elle met l’accent sur l’une de ses dimensions, tienne compte, au moins ‘en creux’, des autres dimensions. Dès lors l’axe patrimoine se présente comme un moyen de fédérer des recherches pluridisciplinaires.
Si l’on prend l’exemple emblématique du patrimoine du Champagne, on est rapidement conduit à faire appel à de multiples disciplines des sciences humaines et sociales. L’histoire pour comprendre comment s’est constitué un exceptionnel patrimoine de savoir-faire, de réputation et d’institutions, l’économie pour analyser comment les stratégies de qualité se sont imposées et ont conduit au succès, la gestion pour traiter de l’entrée des groupes financiers du luxe dans le secteur et des grands types de politiques qu’ils mènent, les sciences juridiques pour appréhender l’organisation institutionnelle du secteur et la réglementation associée, la géographie pour la dimension territoriale du secteur productif, la psychologie pour la dimension sensorielle des patrimoines de goût associés au Champagne, l’esthétique et l’histoire des objets visuels pour le patrimoine visuel associé au vin de la fête et du luxe, les études littéraires pour le patrimoine littéraire associé, …. Sans compter que certaines disciplines du domaine des sciences ‘dures’ étudient d’autres dimensions patrimoniales (de l’étude de la géologie ou des maladies de la vigne à celle des spécificités de la fermentation du vin de Champagne).
L’expérience des recherches qui ont été menées à l’URCA dans le passé autour du patrimoine, en particulier avec le pôle Patrimoine Culture Institutions, a déjà prouvé que le thème était un excellent moyen de développer la pluri-disciplinarité, particulièrement au sein des sciences humaines et sociales. En témoignent les séminaires pluri-disciplinaires qui ont fonctionné pendant plus de trois années consécutives et ont abouti à de nombreuses publications unissant économistes, gestionnaires, juristes, sociologues, administrateurs du patrimoine ; ou les colloques tenus par le laboratoire OMI (économie-gestion) et le laboratoire AEP sur le thème du patrimoine.
Pourquoi étudier le patrimoine à l’URCA ?
En dehors de son intérêt propre et de ses effets en termes de dynamique pluri-disciplinaire l’étude des patrimoines à l’URCA se justifie pour plusieurs raisons spécifiques :
- 1° Nous disposons d’un acquis scientifique spécifique, matérialisé par les dizaines de publications, nationales et internationales, sur ce thème réalisées depuis le début des années 2000. Acquis en termes de savoir-faire, de connaissances et d’expérience du travail pluri-disciplinaire.
- 2° Nous disposons d’une reconnaissance nationale, et, en partie, internationale, du travail réalisé à Reims sur le thème, reconnaissance liée à nos publications, à nos participations aux colloques nationaux et internationaux, à la constitution de réseaux de coopération avec d’autres équipes de recherche, à nos liens avec les acteurs locaux ou nationaux, publics et privés, concernés par les politiques patrimoniales.
- 3° Nous bénéficions d’une localisation dans une région qui a constitué, parmi les premières au monde, l’un des plus puissants patrimoine territorial et sectoriel, en érigeant le Champagne en premier produit, dans l’histoire, du luxe marchand de masse. Une région qui a également été le berceau du Solidarisme qui, le premier dans l’histoire des idées politiques et sociales, a fait du patrimoine une catégorie centrale de son analyse du fonctionnement social et de sa dynamique, ce qui n’a pas manqué d’inspirer, toujours dans la région, des expériences sociales, du familistère de Guise au mouvement succursaliste.